blebul1d.gif (1048 octets) Ignace HEINRICH blebul1d.gif (1048 octets)

 

Il est né le 30 juillet 1925 à Ebersheim, dans le Bas-Rhin. Elevé dans une famille nombreuse de 14 enfants, il a grandi dans son village en pratiquant le football et le basket-ball au cercle Saint Martin. Après l'Armistice de 1940, l'Alsace est annexée par l'Allemagne. HEINRICH est incorporé de force dans l'armée allemande en 1942; il est transféré dans les Balkans et à Berlin. Suite à une blessure à un genou lors d'un bombardement, HEINRICH passe un an à l'hôpital puis est envoyé sur le front de Russie. Après avoir déserté en 1944, il est fait prisonnier par les Russes le 13 janvier 1945 et rejoint comme tant d'autres Alsaciens le camp de Tambov. Il retrouve son village d'Ebersheim le 20 juin de la même année, dans un état physique lamentable.

HEINRICH est venu au sport et à l'athlétisme par hasard. En octobre 1945, il est étudiant à la faculté de droit à Strasbourg. Envoyé par son père pour retirer des bons d'essence dans le bâtiment de PESCA. , il se trompe d'étage et se retrouve dans un bureau de la Direction régionale de la jeunesse et des Sports. Impressionné par sa taille, 1,93m et sa carrure, 95 kilos, on le presse de se diriger vers une carrière dans l'enseignement du sport et la pratique de l'athlétisme.

Il abandonne le droit et devient moniteur d'EPS au CREPS de Strasbourg à partir du 1er avril 1946. Il fait ses premiers pas d'athlète le mois suivant, à Benfeld, lors d'une épreuve de détection intitulée : "Appel à l'athlétisme". Licencié au RC Strasbourg, il obtient son premier titre de champion d'Alsace au saut en hauteur ainsi que quatre sélections en Equipe d'Alsace.

Conseillé par Auguste KIENNE, il enlève son premier titre de champion de France au décathlon en 1947, malgré des débuts bien modestes à la perche (3m) et au javelot (34,81m).

En 1948, sous la houlette de Roger DEBAYE, il est champion de France du décathlon, tout en battant le record national. La grande surprise intervient au mois d'août aux J.O. de Londres; dans le crachin et la boue, il se classe 2ème du décathlon, à 165 points de l'Américain MATHIAS.

1949 : en janvier février 1949, il participe à une tournée de propagande en Indochine. Brillants championnats de France en juillet où Ignace monte quatre fois sur le podium. Il se classe en effet 1er au saut en longueur avec 7,28m, 2ème au disque, 3ème au 110m haies, 3ème au saut en hauteur, 4ème au poids. Quel palmarès ! Un mois plus, il est champion de France du décathlon avec un nouveau record de France. Il se marie au Mont Ste Odile le 26 décembre.

1950 : HEINRICH est victime d'un accident de moto le 20 juin, en quittant le CREPS. Il se rétablit à temps pour le décathlon des championnats d'Europe de Bruxelles. Distancé de 345 points par l'Islandais CLAUSEN à l'issue de la 6ème épreuve, il fait une remontée fantastique, battant notamment de 30 cm son record personnel au saut à la perche. La dernière épreuve, le 1500m, se termine dans la dernière droite, par l'émouvante poignée de main entre les deux hommes. HEINRICH, vainqueur mais épuisé, quitte le stade sur une civière. Le record de France est battu. Il s'agit de la 2ème meilleure performance mondiale de l'année.

1951 : Comme à Bruxelles, le match revanche organisé à Reykjavik, en Islande, avec une température de 8 degrés, tourne à l'avantage d'HEINRICH avec un nouveau record de France, malgré une chute dans le 11Om haies.

1952 : A nouveau, de splendides championnats de France avec deux titres au 110m haies et au saut à la perche. Puis c'est la grande déception d'Helsinki, où HEINRICH avait largement la possibilité de s'adjuger la 2ème place, comme à Londres. Un déplacement de vertèbres au 2ème essai en longueur et une entorse au saut en hauteur, contraignent HEINRICH à l'abandon après le 110m haies. Il ne peut terminer son dernier décathlon.

En septembre 1953, HEINRICH quitte l'Alsace pour le Maroc. Jusqu'en 1958, l'on retrouve le nom d'Ignace HEINRICH dans les palmarès français, surtout dans les lancers.

Laissez-moi en quelques chiffres vous résumer le palmarès d'Ignace HEINRICH :

Titres de champion d'Alsace : 19

5 au 110 m H, 6 au saut en hauteur, 2 au saut en longueur, 1 au poids, 1 à la perche, 3 au disque, 1 au javelot.

Sélections en équipe d'Alsace : 15 avec 49 épreuves individuelles disputées, dont 32 victoires.

Records d'Alsace : 23

Titres de champion de France : 7 , 4 au décathlon, 1 au saut en longueur, 1 au 110 m haies,1 au saut à la perche.

Sélections en équipe de France 26 de 1948 à 1954 (14 victoires).

16 au 11Om haies (8 victoires), 2 au saut en hauteur, 11 au saut en longueur, 5 au disque, 9 au javelot, 3 au décathlon

1 au 4 X 100m, 1 au 4 X 400m.

Vice champion olympique du décathlon et champion d'Europe.

Pour terminer, laissez-moi vous rappeler ses records personnels :

10"9    50"1   4'38"4  14"6  1,95m 7,28m   4m

"Quelle carrière extraordinaire de champion, qui ressemble à un beau film d'aventures où le héros, placé dans des situations critiques, parvient toujours à triompher ! " L'Équipe".

JEUX OLYMPIQUES à Helsinki les 24/25 juillet 1952

Décathlon : Le calvaire d'Ignace HEINRICH, contraint à l'abandon après la sixième épreuve.

Ignace HEINRICH, si brillant fin juin aux Championnats de France, était parti confiant pour Helsinki. Que s'est il donc passé dans la capitale finlandaise ? L'on a dit, après coup, que HEINRICH était surentraîné.

Dans un article intitulé: « On a dit des bêtises sur Ignace HEINRICH », publié dans « But et Club », Roger DEBAYE, entraîneur national de la FFA, donne sa vérité. Au fil des épreuves, vous pourrez en lire quelques extraits.

1ère journée : Au 100m l'Américain CAMPBELL court en 11"7, son compatriote MATHIAS, champion olympique, en 11"9. Dans la dernière série, HEINRICH, mal parti, finit très fort, sans aucune opposition et réalise 11"5. Il est très déçu par la performance, sa plus faible en sprint.

Roger DEBAYE: « Dans le 100m, il y eut neuf séries, espacées régulièrement de sept minutes. Bob Mathias était placé dans les premières et HEINRICH dans la toute dernière, soit environ une heure plus tard... A partir de le 5ème série, le vent changea de sens et le ciel fut occupé par la grosse cavalerie des nuages. Les quatre dernières séries furent courues avec un vent en plein de face. Qui s'en rendit compte des tribunes ? Personne ... Lorsque HElNRICH prit connaissance de son temps, il chancela littéralement ».

Saut en longueur: MATHIAS, franchit 6,95m au 1er essai, HEINRICH 6,82m au 2ème essai, MATHIAS est à 6,98m. HEINRICH met le paquet. Il est largement au-dessus de 7,10m, mais mord de peu. Au 3ème essai, HEINRICH réussit 7,10m..

Roger DEBAYE: « C'est dans sa hâte de rejoindre Mathias que HE1NRICH se blessa. Ce fut au second essai que l'accident se produisit. Il mit tant d'ardeur à faire son extension qu'il déplaça une vertèbre, pinçant le nerf sciatique... Après son troisième essai à la longueur, Ignace était littéralement vert de douleur. De grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage... C'est alors que son calvaire commença : injection de novocaïne, étirements, rien n'y fit. Il était absolument incapable de s'échauffer pour lancer le poids... »

Au lancement du poids, 1er essai mordu par HEINRICH. Au 2ème essai, MATHIAS lance à 15,30m, HEINRICH à 12,62m. Au 3ème essai, HEINRICH atteint 12,83m.

Roger DEBAYE : « A force d'injections, la douleur devint tolérable. Par contre coup, HENRICH avait perdu le contrôle total de ses jambes ... Il leur demanda de l'aider à lancer le poids. C'était trop, et les trois fois ses pieds restèrent obstinément au sol, alors que, en temps normal, il bondit littéralement dans le cercle. Résultat : 12,83m, soit un mètre de moins qu'à son tableau pessimiste. »

Classement après 3 épreuves: 1. MATHIAS 2639 pts    2. CAMPBELL 2500 pts          3. HEINRICH 2211 pts

Saut en hauteur: HEINRICH assure 1,70m. Il frôle la catastrophe à 1,80m, qu'il ne franchit qu'au 3e` essai. Il passe coup sur coup 1,85m et 1,88m au 1er essai, s'abstient à 1,90 avant d'échouer deux fois à 1,92m.

Roger DEBAYE: « Après un 1er essai nettement raté à 1,92m, il s'élança pour le second. Hélas, au moment de l'appel, il eut si mal dans le dos qu'il s'éleva mal et se désunit pendant son saut, de sorte que lorsqu'il atterrit, il n'était pas « prêt » à la chute. Pour comble de malheur, il retomba en plein dans le trou fait dans la sciure par le concurrent précédent. Ce fut l'entorse, En boitant, il alla dire aux juges qu'il renonçait à son troisième essai ».

400m: MATHIAS termine sa série très éprouvé en 50"2. HEINRICH, dans la même série que SIMMONS, le devance d'un dixième: 51"0 contre 51"1.

Roger DEBAYE : « Boitant et souffrant du dos, il courut son 400m en 51"0, ce qui est absolument prodigieux. Ignace valait ce jour­là 49"5. Ses 51" dans de telles conditions le prouvent. Par conséquent qu'on ne vienne pas nous parler de surentraînement ».

Classement après la première journée :

1. MATHIAS 4367 pts 2. CAMPBELL 4111 pts 3. SIMMONS 3924 pts          4. HEINRICH 3855 pts

« Le retour au village fut plutôt pénible. Après avoir dîné très légèrement, HEINRICH devint la proie du docteur MATHIEU et de ses collaborateurs. Jusqu'à plus d'une heure du matin, il ne cessa de diriger les soins. Lorsque le "grand" fut enfin couché, le docteur MATHIEU me dit:  Sa cheville est moche ; il va falloir lui donner de la novocaïne à dose massive pour qu'il puisse continuer... ».

« Le lendemain, lorsque j'entrai doucement dans sa chambre pour ne pas l'éveiller brusquement, il m'avoua qu'il n'avait pas fermé l'oeil de la nuit, tant son pied l'avait fait souffrir ». Deuxième journée : 110m haies: HEINRICH, champion de France 1952 de la spécialité en 14"7, est crédité de 16"0. Roger DEBAYE : « Ce qu'il endura pour tenter de s'échauffer pour courir le 110m haies est indescriptible. Tout autre que lui aurait crié. A tout instant, il semblait qu'il allait s'évanouir, tant son visage devenait livide. C'est ainsi qu'il réalisa 16" juste, ce qui constitue la preuve la plus évidente de son immense courage. En rentrant aux vestiaires, il ne pouvait même plus poser son pied par terre tant il souffrait.... Sur le coup de 11 heures, Ignace HEINRICH déclarait officiellement abandonner le décathlon. Ainsi, la pièce était jouée. Depuis 1948, tous ses efforts, tous ses gestes, tout son comportement s'étaient focalisés sur le décathlon olympique 1952 ... Mais de grâce, que tous ceux qui critiquent sa préparation se taisent... ».

Classement final du décathlon (21 classés, 7 abandons)

1. MATHIAS USA 7887 pts record du monde   2. CAMPBELL USA 6975 pts             3. SIMMONS USA 6788 lits

Abandon: HEINRICH 4448 pts

Les progrès d'Ignace HEINRICH

Epreuves 100m      400m       1500m     110mH    Hauteur  Longueur   Perche     Poids       Disque    Javelot

1947        11’’5     51’’8       4’38’’4    15’’8       1,83m     6,71m        3,00m      13,45m    39,60m    34,81m

1948        11’’2     51’’6       4’37’’0    15’’1       1,86m      6,97m        3,40m     14,07m    46,38m   44,36m

La souscription Heinrich

Fin août, "Sport ???" publie le communiqué suivant : "La L.A.A. porte à la connaissance des sportifs alsaciens que la souscription ouverte pour Ignace Heinrich, 2ème du décathlon aux Jeux de Londres, est ouverte jusqu'au 15septembre. Tous les sportifs se doivent de donner leur obole pour témoigner leur admiration et leur reconnaissance pour notre grand champion.

5/6 août à Londres : Ignace HEINRICH, vice‑champion olympique du décathlon

"Journal de bord" d'Ignace HEINRICH, paru dans "But et Club le Miroir des Sports" le 10 mai 1954 (Extraits)

5 août 1948 J'ai mal dormi. Il est 6 heures du matin, et je suis déjà debout. Depuis 4 heures, j'entends la pluie frapper les stores de bois de ma fenêtre et, toutes les dix minutes, je soulève mon rideau pour voir si le ciel se dégageait.. En fait de se dégager, il est de plus en plus noir ... Moi qui aime le soleil et la chaleur, je suis servi ! ...

En arrivant au stade, j'ai la joie d'apprendre que je suis dans la première série du 100m et que je vais courir avec l'Américain MONDSCHEIN. Grâce à la lutte que mous livrons, je fais 11 "3, ce qui me satisfait.

Au saut en longueur, je saute également parmi les premiers. D'entrée, je fais largement plus de 7 mètres, mais j'ai mordu. Je n'en reviens pas d'avoir sauté aussi loin , par la suite, j'assure mon 2ème essai avec 6,49m pour réussir, en fin de compte 6,89m au 3ème, mon record *officiel. Mon moral est au beau fixe, mais mon survêtement est déjà à tordre. La couverture que j'avais emportée n'est plus, elle aussi, qu'une immense lavette qui semble sortir d'un baquet. La lenteur solennelle des juges anglais fait que le saut en longueur s'est prolongé jusqu'à 2 heures de l'après midi.

Rien n'ayant été prévu pour se restaurer un peu ni par les Anglais ni par les Français, nous attaquons le poids sans quitter le stade. La pluie qui tombe toujours a transformé le plateau en bourbier. Le poids est glissant comme une anguille et je suis prêt à promettre une tonne de bretzels à qui pourrait me procurer un chiffon sec. N'en ayant pas trouvé, mon meilleur jet n'a été que de 12,85m ; je suis dans une rage épouvantable. A l'issue de cette épreuve, je suis second au classement général. Des tribunes, bien au sec, les officiels français commencent à me faire de petits signes de la main. Je ne réponds pas, car je suis trempé, glacé et furieux... Si seulement je n'avais pas mordu ce premier essai ! Si seulement ce satané poids ne m'avait filé trois fois de suite dans les mains comme une savonnette !

Pendant le saut en hauteur, je peux me vanter d'avoir fait passer la délégation française, présente à Wembley, par toutes les couleurs de l'arc en ciel. En m'échauffant, je n'ai pas été capable de franchir 1,65m ; et voilà que j'annonce aux juges que je commence le concours à 1,70m. J'ai appris par la suite que M. MOURLON avait failli avaler sa pipe. Quant à Roger DEBAYE, qui ne m'avait pas quitté d'une semelle depuis le matin, il me regardait avec des yeux ronds, comme s'il faisait un mauvais rêve. Je passe 1,70m au 1er essai; tout le monde pousse un soupir de soulagement et retrouve le sourire. A 1,75m, je laisse passer mon tour.

Nouvelle consternation dans le clan français ! A 1,80 je passe au 1er essai, puis 1,83m et 1,86m, toujours au 1er essai. Après avoir frôlé trois fois 1,89rn, me voici en tête au classement général. Les petits signes amicaux de tout à l'heure se transforment en gesticulations spectaculaires ... Je suis heureux, je suis content de moi…

Pourtant, depuis le matin, je n'ai absorbé aucune nourriture, et j'ai reçu des tonnes d'eau sur le dos. Ce n'est qu'à 22 heures, en pleine nuit et sans le moindre éclairage, que nous sommes appelés pour la 5ème épreuve : le 400mètres. Je suis encore avec MONDSCHEIN et, malgré notre fatigue, la lutte impitoyable que nous nous livrons nous permet de terminer en 51"6 : ce qui n'est pas si mal, dans de telles conditions. L'Argentin KISTENMACHER, qui a fait un très bon 400, est en tête au classement général après la 1ère journée, avec seulement 17 points d'avance sur moi. C'est le plus beau jour de ma vie, mais j'ai froid, j'ai faim, et je suis fatigué et ... il n'y a plus de car; il y a longtemps que le bus des Français est rentré à Uxbridge. Je dois donc avoir recours à celui d'une équipe plus prévoyante, celle des Américains, et dont les dirigeants sont probablement moins frileux que les nôtres... Contrairement à ce que pensais, je n'ai pas sommeil du tout. D'ailleurs, je ne parviens pas à fermer l'oeil de la nuit,

6 août 1948 Pour ne pas changer, la pluie anglaise, qui est la plus têtue du monde, tombe avec autant d'obstination que la veille. Cette fois, j'ai pris mes précautions. J'ai déjeuné copieusement, ai pris de quoi manger pour la journée, et aussi de quoi me changer. Ma chance continue, je cours à nouveau dans la 1ère série du 110m haies. Coup de pistolet ! Je rate complètement mon départ. J'arrive mal sur la 1ère haie et rentre en percutant dans la latte transversale qui se casse en deux. La 2ème haie vole littéralement en éclats. La 3 aussi, la 4 aussi, et ainsi de suite jusqu'au bout, car je n'ai pas pu trouver le bon rythme. Eh oui, j'ai renversé les dix haies aux Jeux Olympiques ... Surprise ! J'ai fait 15"6 malgré mon style de jeu de massacre. C'est mon record personnel. ...Bien entendu, je suis heureux ... Tout va bien, je suis toujours dans le coup....

Au lancement du disque, je crains bien que la chance ne tourne. Il pleut à verse et je n'ai jamais pu, de ma vie, lancer sur un sol glissant, Au 1er jet, je sème la panique parmi les juges en lançant exactement dans le sens opposé à celui qu'ils étaient en droit d'attendre d'après ma position de départ. Au 2ème essai, je m'étale de tout mon long dans le plus pur style "descente de lit en peau de lion". Au dernier essai, je n'en mène pas large. Faire un zéro, ce serait trop bête , par conséquent, je lance pratiquement sans élan 40,94m, je craignais le pire. Mais MATHIAS, qui a réussi un jet de derrière les fagots, a pris la tête du décathlon...

Au saut à la perche, je tente de renouveler ma tactique du saut en hauteur, c'est à dire espacer mes sauts assez nettement. Hélas, je n'avais pas compté avec cette pluie infernale. Le bandage de ma perche est trempé, mes mains sont glacées, de sorte que je la tiens mal. A 3,20m, je passe bien; mais à 3,40, rien ne va plus. Je suis certain que par temps sec, je passais 3,60M...

Le lancement du javelot débute dans l'obscurité la plus complète. Une erreur de plus des organisateurs ! Impossible de s'échauffer par suite du danger réel que cela présente. Néanmoins, l'épreuve se déroule sans incident, sauf pour moi qui, complètement frigorifié, malgré mes efforts pour me tenir échauffé, me blesse à nouveau au coude dès le 1er essai. Grâce au ciel, le jet est valable: 40,98m, C'est peu, mais s'il avait fallu lancer à nouveau, c'est 20 mètres que j'aurais fait

Le 1500m est donc pour moi la course de la dernière chance. Je ne peux plus être premier, car MATHIAS a 328 points d'avance sur moi, mais je veux à tout prix être second. SIMMONS ne me devance que de 67 points et je sais qu'il souffrira plus que moins sur 1500... L'Argentin KISTENNIACHER n'a que 6 points de retard sur moi. C'est donc un gars à surveiller de près. Le hasard veut que SIMMONS et moi soyons dans la même série. Nous en sommes aussi heureux l'un que l'autre, car ainsi, nous "saurons" plus vite ... Nous cherchons à la fois à aller suffisamment vite pour faire un temps convenable, et à nous réserver pour les derniers 200 mètres. Dès que l'un semble faiblir un peu, l'autre donne l'impression d'avoir recueilli mystérieusement les forces perdues par son adversaire et démarre. Ca ne va pas très loin, bien sûr mais, à ce petit j eu là, nous sommes arrivés à l'entrée de la ligne droite, à 100 mètres de l'arrivée, absolument épuisés. Pour ma part, je ne peux plus lever les pieds , je les sors à peine de l'eau. Tout à coup, je vois Floyd SIMMONS dodeliner de la tête, comme s'il se disait non à lui même, puis baisser les bras et faire mine d'arrêter.

Ai-je accéléré ? Je n'en sais rien. Quoi qu'il en soit, l'excellent, le délicieux camarade qu'il est a perdu quinze secondes en moins de 100 mètres... C'est bien après que je me rends compte que je suis second du décathlon olympique.

Mais cette course (temps réalisé : 4'43"8) disputée à 11 heures du soir, en pleine obscurité, restera certainement l'un des efforts les plus énormes que j'ai eu à accomplir dans toute ma carrière sportive...

Ignace HEINRICH par les textes

En cette fin d'année 1953, Ignace HEINRICH quitte l'Alsace pour le Maroc. Voici quelques écrits le concernant:

Robert BOBIN, Directeur Technique National

« Un animal de combat superbe. Il aurai pu être l'un des meilleurs spécialistes mondiaux sur 110 m haies s'il l'avait voulu, et s'il s'était préparé en conséquence. Mais son goût pour la lutte à outrance le conduisait à se dépenser sans arrêt. Malgré sa haute stature si impressionnante, HEINRICH disposait d'un moteur Ferrari sous une carrosserie insuffisante. Mais quel cran, quelle rage de toujours faire mieux ! ».

Article de presse signé R.M. :

HEINRICH le « brise fer » des pistes !

"Ignace HEINRICH  1 95m 93 kg  1,12m de tour de poitrine  1,94m d'envergure  est vu d'un très mauvais oeil par le trésorier de la FFA. qui lui reproche de changer de chaussures à pointes comme de chemise.

De fait, pour chaque match international, Ignace « consomme » une paire de chaussures. Et c'est un drame quand le match dure deux jours. Il a fait venir des « pointes » des quatre coins du monde : d'Amérique, de Suède, d'Australie et du Japon. Toutes ont subi le même sort : tordues ou arrachées après une journée de stade. C'est que Ignace est lourd, puissant en diable, et qu'il met dans chacun de ses mouvements un maximum de force. Et puis , il participe à tant d'épreuves ... "

Antoine BLONDIN: « HEINRICH fait sa véritable entrée dans la vie. » (LEQUIPE 1954)

« J'apprends qu'Ignace Heinrich est perdu pour le sport, J'en suis consterné, comme chaque fois qu'un athlète abandonne la compétition, que ce soi t par contrainte ou par décret.

Le sport est sans doute la seule discipline humaine où la fleur de l'âge se fane sur pied, où les testaments se font à trente ans. C'est un canton où les monstres sacrés n'ont pas droit de cité.

Il n'y a que deux problèmes fondamentaux pour l'homme : celui de son entrée dans la vie et celui de la sortie de cette vie. Si je dis que Heinrich fut le plus grand athlète français entre Marcel Hansenne et Alain Mimoun, que son duel avec Clausen aux Championnats d'Europe, sa parfaite et haute silhouette, que ses déconvenues olympiques que nous avons partagées, ensemencent les arpents privilégiés de notre mémoire, j'ai l'impression de parler d'un disparu.

J'oublie que c'est peut‑être précisément aujourd'hui et aujourd'hui seulement qu'Ignace Heinrich fait sa véritable entrée dans la vie et avec toute sa vie devant lui , j'oublie que la mort du champion coïncide peut‑être avec la naissance de l'homme. »

 

Roger DEBAYE, Entraîncur National UN MORCEAU D'ANTHOLOGIE

« ... Le souvenir du match HEINRICH‑CLAUSEIV aux Championnats d'Europe de Bruxelles reste présent dans la mémoire de tous ceux qui en furent les témoins, tant par son intensité dramatique que par la personnalité des deux adversaires.

Le sort du match s'était joué non seulement dans la dernière épreuve, mais dans la dernière ligne droite du 1500m, bête noire de tout décathlonien, A cinquante mètres de l'arrivée, on vit l islandais, battu, tendre la main à Ignace et terminer à ses côtés, rendant ainsi hommage à son vainqueur qui, de toute évidence, était allé jusqu'à l'extrême limite de ses forces.

La poignée de main de Bruxelles est demeurée un morceau d'anthologie de l'athlétisme... ».

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